mercredi 3 août 2016

la poétique de la maladresse





Gardant un œil sur la boutique, j'étais assis sur le trottoir d'en face, côté soleil. Le carrefour était animé par des repérages cinématographiques, un film avec Antonio Banderas étant sur le point de s'y tourner. Il y avait des curieux, des groupies, des agacés. La scène en question concernait un type qui dévalait la rue assis sur une valise, manquant tout juste se faire renverser par une voiture.

Je dois apparaître sur plusieurs prises de vue, entre un lampadaire et une poubelle, lisant une magnifique petite anthologie de Niconor Parra intitulée: "Une poignée de cendres." Toute l'équipe a eu la délicatesse de me laisser jouir en paix des trouvailles de celui qui s'était autoproclamé "anti-poète". J'ai même eu le droit à quelques sourires.

Soudain, pour ponctuer la matinée, est arrivé un petit bonhomme, quatre ans tout au plus, qui a crié "Une librairie", y entrant en courant, se saisissant du premier livre à portée de main (des pensées de Lao-Tseu), sortant avec pour demander au premier type qui passait combien il coûtait.

Traversant pour lui répondre, je vois sa maman lui prenant le livre, lui disant qu'il n'est pas pour les enfants. Mon petit pote ne se laisse pas démonter pour si peu, entre à nouveau, aperçoit un bouquin avec un footballeur, lui saute dessus, ressort pour me demander combien il coûte.

Voyant que sa maman est contrariée, je lui dis que j'en ai d'autres, pour jeunes lecteurs, qu'il y en a même que je peux lui offrir.

"Je préfère celui-ci."

"Mais tu ne sais même pas lire." argumente madame.

"C'est pas grave, je le veux."

"En plus il est en français, même moi je ne pourrai pas te le lire." ajoute, s'étant résigné à faire demi-tour, son papa, reposant l'ouvrage sur l'étagère où il était.

Le gamin a alors sauté sur le bouquin, tentant de partir avec en courant, son père l'attrapant au vol, lui reprenant le livre en le grondant, me le rendant et s'en allant en tentant de contenir cris et gesticulations.

"Comme je lui disais, je pourrais peut-être vous en donner..."

Ils étaient déjà loin. Me parvenait à peine l'écho de la contrariété contagieuse de l'enfant.

M'en est restée une drôle d'impression, entre la tristesse de cet épilogue et la joie devant le bonheur, pour ce petiot, de voir une librairie.

Les livres comme source de réconfort, même quand on ne peut pas les déchiffrer.

M'est revenue cette anecdote, contée dans un livre d'hommages à Adrien Pasquali: un ami, invité à manger chez lui, s'étonne, parcourant sa bibliothèque, d'y trouver un livre en chinois.

"Ne m'as-tu pas dit que tu les avais tous lus?!?"

"Si, je ne t'ai pas dit que je les avais tous compris."

Il y a, à Valpo, près du Terminal de bus, une vieille librairie, la Crisis, tenue par un tout vieux bonhomme, toujours assis à sa caisse, à main gauche quand on entre. Le bonhomme est une encyclopédie souriante. Tout rachitique, il ne doit pas peser beaucoup plus qu'un dictionnaire. Deux personnes l'aident pour la logistique. La dernière fois que j'y suis allé, constatant que j'avais plaisir à m'éloigner des sentiers battus, il m'a demandé comment j'avais commencé à m'intéresser à la poésie chilienne, et pas seulement à Neruda.

Par déformation passionnelle; que répondre d'autre.

Après avoir fouiné et hésité, je lui ai tendu trois livres, disant que je ne savais désespérément pas être raisonnable, dès qu'il était question de lecture. Son associé m'a répondu: "Bien au contraire, de la poésie et de la philosophie, on ne saurait être plus raisonnable."

Je suis sorti tout guilleret, apercevant deux clochards aussi joyeux que moi. Ils étaient assis près d'un bancomat. Voyant que je m'approchais d'eux en sortant mon porte-monnaie, ils m'ont lancé:

"Salut l'ami, toute participation est bienvenue, donne-nous ce que tu peux."

"Ceci dit, on prend aussi les cartes, si jamais." a ajouté son acolyte dans un éclat de rire.

Le lendemain, à la terrasse du "Peral", alors qu'on se demandait pourquoi l'endroit s'appelait le Poirier, j'ai fort peu élégamment renversé la quasi intégralité de mon jus de fruits sur Vale.


La serveuse, s'empressant d'essuyer mes déboires, m'a dit de ne pas s'inquiéter, qu'elle était aussi coutumière de ce genre de mésaventure.

Elle aime bien le côté inattendu et rafraîchissant de ces ratés; elle appelle cela "la poétique de la maladresse".

J'espère qu'on considérera bientôt de la sorte nos premiers mois de vadrouille estampillés 2016, parce qu'en vérité, malgré quelques superbes personnes, des endroits intrigants et de belles opportunités, on n'a jamais réussi à véritablement se sentir vibrer à l'unisson, ni des visages ni du paysage.

Du coup, Vale est retournée embrasser le lac de Neuchâtel, les amis et la famille.

Quant à moi, on verra. Pour l'instant, je persiste un peu par ici, tout en sachant pertinemment que ça ne va pas durer bien longtemps.

J'ai pris l'habitude de dire, à ceux qui me demandent d'où me vient cette manière singulière de parler en espagnol, que je suis un mélange étrange: suisse, par ma maman; tunisien, par mon père; portugais, par élection mutuelle.

Et là, il y le manque du portugais, sur ma langue, qui se fait pressant.