vendredi 9 décembre 2016

les saisons sont patientes

Alors que je me rendais à Fribourg, j'ai vu, fasciné comme à chaque fois, des dizaines et des dizaines de mouettes volant sur un champ en train d'être retourné par un tracteur; une note maritime en ces contrées terriennes.

Le lendemain, alors que je lisais "Graines", de François Rossel (un livre de 1985, que j'avais dans un premier temps dû découper avec mon couteau suisse, un plaisir insolite que j'affectionne tout particulièrement), j'ai souri en lisant ceci, dans la section sobrement intitulée "mouettes":

"A peine la terre
est-elle offerte


       - une terre grasse
       laissant à toute bribe,
       toute poussière,
       le risque, la chance
       de l'éclosion -

qu'une horde affamée
défriche sa nudité,
arrachant à ses plaies
les moindres restes."

Cueillir au petit matin, dans un vieux tea-room charmant, quelques lignes conversant avec mes émerveillements récents, voilà qui a à chaque fois une saveur un peu miraculeuse.

Parlant saveur, la Cri-Cri s'est ramené du  marché deux beignets; deux beignets qu'elle a tout d'abord regardés amoureusement, dans la vitrine de cette vieille boulangerie d'Yverdon, "chez Martin", où elle aime tant aller s'acheter un pain noir à l'ancienne.

En début d'après-midi (elle avait mangé le premier avec du thé, à notre retour au bercail, histoire de chasser un peu plus loin ce froid qui nous avait transpercé la carcasse), Bernard a cherché son deuxième trésor, pour la taquiner. En vain.

"Non mais j'y crois pas, tu l'as quand même pas planqué!!!"

"Vous pouvez pas vous rendre compte ce que ça m'fait, ces beignets. A peine une morce et j'suis de nouveau dare-dare en enfance."


Un peu plus tard, alors qu'elle allait s'allonger pour siester un moment, elle m'a demandé de ne pas jeter le reste de café, qu'elle s'en réchaufferait une tasse plus tard.

"Est-ce que c'est dans mes habitudes de balancer le café, grand-maman?!?"

"Non, je sais bien. Qu'est-ce que tu veux qu'j'te dise, je suis "itérative", pour reprendre un mot qui apparaît tout le temps dans mes mots-croisés. 


Bon, sur ce, foutez-moi la paix, je vais roupiller un moment."


Dans la section "neige" du livre de François Rossel, il y a aussi ce flocon-ci:

"Sans hâte
- les saisons sont patientes -
la terre se recouvre

et nous laissons les mots

appliqués que nous sommes
à ne pas avoir froid."

vendredi 2 décembre 2016

ajustant ses besicles

On a d'abord pris le p'tit déj domincal les deux, avec la Cri-Cri. Restes de taillaules au programme. Tip-top.

Puis on s'est posés au salon, dans les deux fauteuils disposés près des fenêtres pour pouvoir lire à la lumière du jour. 

J'ai commencé "La veuve", de Gil Adamson; elle continuait "monde animal", de Blaise.

"Alors là, ton pote Hofmann, quand il parle du lynx, c'est exactement c'que j'pense."

Elle ajuste ses besicles, vise le bon passage du bout du nez:

"Qu'on laisse ce grand chat tranquille!

Ses traces, ses crottes, ses poils ne vous rendront pas plus souples, plus sauvages! Même en sa présence, vous n'aurez pas son élégance."

Elle opine du chef, me regarde.

"Absolument d'accord avec ça, c'est comme ces couillons qui vont en Antarctique ou j'sais pas trop où en disant que c'est des zones qu'il faut absolument préserver de la présence de l'homme. Non mais j'te jure.

Tu lui diras quand même que les Aiguilles de Baulmes, vous avez plutôt dû les louper depuis le Suchet que depuis le Soillat, à moins que j'sois devenue gaga."

Vu que les pieds, les mollets et les genoux du jura étaient à nouveau empêtrés dans la peuffe, et que ça avait déjà été le cas tout le week-end, j'ai décidé que ça commençait à bien faire,

ai pris mon sac,

ai traversé le bois de Champagne,

Vaugondry,

Villars-Burquin,

ceci en trottant mais "sans jambes", avec un deuxième souffle qui tardait à venir et un brouillard qui semblait s'être sournoisement insinué en moi.

Mais.

Mais environ deux cents mètres après le ranch des Ilettes, alors que le chien des cow-boys continuait de s'énerver tout seul, la récompense: le soleil perçait. 

J'ai donc tenu bon jusqu'à Mauborget, y ai bu un café sans trop traîner, parce que comme j'avais déjà faim (parti à 10h30, il était à présent quelque chose comme 11h45), je me suis dit que j'allais continuer directement jusqu'au Chasseron pour y croquer une morce et bouquiner une bonne partie de l'après-midi.

Je suis donc reparti, d'abord avec des sensations pas trop mauvaises, puis avec des mollets qui peinaient de plus en plus à maintenir la cadence. Bon an mal an, après une nouvelle courte pause au soleil, j'étais au sommet vers 13h15. Je me suis dévêtu en contemplant le panorama côté français, ai enfilé un t-shirt sec, bu ce qui restait d'eau dans mon sac, puis ai fondu, salivant, sur le restaurant en contre-bas. 

Eh bien il était fermé. Bien joué l'ami.