vendredi 27 janvier 2017

du merveilleux anodin et anonyme de chaque journée




Ils sont deux en train de regarder une cascade, à Paterson. Le plus grand s'appelle Paterson, il est assis sur un banc. L'autre, on ne sait pas, mais il est très élégant. Après avoir demandé s'il pouvait s'asseoir, il sort un livre, bilingue anglais-japonais, de William Carlos William, le poète préféré de Paterson, le premier nommé.

William Carlos William était de Paterson, la ville où se déroule cette scène. Il écrivait des choses comme ça:

"J’ai eu mon rêve – comme les autres -
et il n’en est rien sorti, si bien
que je suis maintenant insouciant
les pieds plantés au sol
et je regarde le ciel -
je sens mes vêtements sur moi,
le poids de mon corps dans mes chaussures,
le bord de mon chapeau, l’air qui entre et sort
de mon nez – et je décide de ne plus rêver."


Elle ne se déroule pas vraiment, cette scène devant la cascade, qui est la dernière, elle prend plutôt très gentiment de l'ampleur, se déploie en douceur, comme de nombreux autres moments du film. Des images, des mots, des silences, de la tendresse qui lèvent comme la pâte du pain que j'ai pétrie en repensant à Paterson, le lendemain matin.

Regarder "Paterson", c'est sentir que la farine, le sel, la levure, l'huile, l'eau et les graines que vous avez mis dans votre poitrine ont pris forme et sont en train de monter. Ou alors, s'il manquait quelques ingrédients, vous les devinez qui s'insinuent en vous et commencent à se mélanger.


Le film prend son temps et ses aises de lundi à dimanche, tous les jours commençant avec le même plan sur Paterson et son amie, dans leur lit, Paterson se réveillant automatiquement entre 6h15 et 6h30. S'ensuivent des heures entre la maison et son bus, puis dans son bus, puis au bar où il va tous les soirs, pour Paterson, alors qu'elle reste chez eux, inventant tout le temps un moyen d'être créative, en noir et blanc, avec du tissu ou de la pâtisserie.

Elle est excessive dans l'exacte mesure où il est minimaliste. Ce serait peut-être ça, l'harmonie, non pas deux mêmes qui s'assemblent, mais des pleins et des vides qui se comblent naturellement.

Le samedi, alors qu'ils rentrent d'une soirée au cinéma, ils retrouvent le "carnet secret" de Paterson, celui où il écrivait tous les jours, déchiqueté par le chien de madame. Une madame tellement belle qu'à chaque fois qu'elle occupe l'écran, on a envie de lui dire d'en laisser un peu pour les autres. Une madame qui n'avait de cesse de lui dire de faire des copies de ses poèmes. Ce qu'il avait promis de faire. Bientôt.

Elle est désespérée devant les miettes que sont devenues les heures passées par son amoureux à tenter de sauvegarder un peu du merveilleux anodin et anonyme de chaque journée.

Paterson a beau être manifestement secoué, il lui dit de ne pas s'en faire, que "ce n'étaient que des mots, écrits sur de l'eau".

Dans le Matricule des anges de ce mois, il y a un entretien avec les fondateurs des Editions Parole, une petite maison provençale. Ces derniers y expliquent qu'ils ont dû retravailler un texte de Nancy Huston, parce qu'ils avaient à cœur que celui-ci soit plus "lisible", moins "confus". Ils redoutaient un peu de la confronter à leur lecture, mais elle a accepté toutes les corrections proposées, sauf celles sur la ponctuation, "parce que cela relève de l'intime", a-t-elle affirmé.

C'est aussi ça, Paterson, et tout Jarmusch avec lui: des films qui montrent combien la ponctuation est importante, combien cette ponctuation est l'affaire de chaque minute de nos vies, parce qu'elle est le souffle que l'on met dans chacun de nos pas, de nos gestes, de nos silences; un souffle qui passe par le regard et par l'écoute au moins autant que par la parole.

Alors que je commençais à tenter d'organiser mon ressenti autour de ce film superbe, la Cri-Cri est arrivée à la cuisine, m'a dit que ça sentait bon, m'a demandé ce que je notais, si j'avais "giclé" mon pain pour ne pas qu'il soit trop dur, m'a dit que l'hôpital était une vraie ruche, a ajouté que mon oncle allait faire un scanner, qu'elle avait vu un film sur la guerre, ah la guerre, que tous ces pauvres sans abri qui dormaient dehors,...

Elle balançait tout ça, debout devant moi, s'en allait au salon, revenait, reprenait le flot de toutes ces choses désordonnées qui la traversaient.

Elle se demandait ce qu'elle allait bien pouvoir faire à midi, voulait savoir si on serait là.

Je me suis souvenu ses manies, quelques jours plus tôt, alors qu'on regardait un film: elle "trifouillait" quelque chose sur son canapé, examinait ses pieds, faisait quelques remarques sur tel ou tel comédien.

Son incapacité à écouter et à se tenir tranquille est maladive, même devant un film qu'elle aime bien, elle ne peut pas rester sans bouger plus de cinq minutes.

La Cri-Cri n'a jamais pu réfléchir à la manière dont elle voulait ponctuer ses jours et ses nuits, n'a jamais pu prendre le temps, elle s'est retrouvée lancée toute jeune dans une phrase sans point dont elle ne sait pas s'extirper. Tout juste s'offre-t-elle des virgules en regardant le ciel, les arbres qui frissonnent, les pigeons qui font leur cirque sur le clocher de l'ancienne poste.

Le jardin et les balades au bord de l'Arnon étaient ses parenthèses, mais elle ne peut plus aller cheminer le long de la rivière depuis longtemps, et ses heures au potager deviennent rares.

"J'deviens folle quand j'peux rien faire. J'supporte pas de glander."



"Non. Je suis chauffeur de bus, seulement chauffeur de bus." C'est ce que répond Paterson au Japonais quand ce dernier lui demande s'il est un poète de Paterson, comme William Carlos William. "Non, je suis chauffeur de bus, seulement chauffeur de bus."

"Voilà qui est très poétique", lui répond le Japonais; apparaît alors le nom de Dubuffet, qui s'est tant démené contre la culture dominante et contre les arts culturels. Pour lui, l'art était toujours où on ne l'attendait pas.

"L'art, il déteste d'être reconnu et salué par son nom. Il se sauve aussitôt. L'art est un personnage passionnément épris d'incognito."

On peut "lire" Paterson comme ça, on peut se souvenir que Jarmusch jouait déjà de l'homonymie poétique dans Dead man, Johnny Depp étant pris pour le poète Wiliam Blake par un Indien. On peut se souvenir que ce film s'ouvrait par une citation de Michaux disant qu'il est "préférable de ne ps voyager avec un homme mort."

On peut tout ça, mais on peut aussi simplement se laisser porter et bercer par cet enchaînement d'instantanés qui durent, de mots que l'on voit naître au moment même où ils sont déposés sur le papier; on peut juste se laisser émerveiller par la manière dont tout ceci confère une autre lumière, une autre fraîcheur et une légèreté presque miraculeuse à des journées dénuées d'improvisation, des journées où, fabuleux paradoxe, tout est déjà écrit sauf ce qui s'écrit dans le mouvement du corps, d'un corps attentif à soi et aux autres.

Wiliam Carlos Wiliam, allez donc y voir, a aussi noté ceci:

"On me demande d’être clair. Oh clair! Clair!

Quoi de plus clair, entre tout, que

rien n’est moins clair, entre un homme et

son écriture, que de savoir qui est l’homme et

quoi l’écriture, et lequel des deux a

le plus de valeur"