dimanche 10 décembre 2017

petite virgule sur une page blanche





Alors que j'entamais la boucle par l'Arnon, j'ai aperçu la Lulu en train de se débattre avec tout ce blanc que la nuit avait déchargé devant chez elle. Vu l'état de ses pieds, difficile de savoir comment elle tient debout, en temps normal; là, le trottoir n'était que neige et glace, mais elle s'activait et n'en démordrait pas, il fallait bien que quelqu'un le fasse.

Juste avant, la Cri-Cri m'avait dit que quand les flocons s'en donnent ainsi à cœur joie, elle peut "rester une heure à regarder par la fenêtre, comme une bécasse. Pareil l'autre jour chez Cathy, avec le festival d'oiseaux qu'il y a dans leur vieil arbre à pruneaux. Un tas de mésanges qui se chamaillaient, t'aurais dû voir ça."

Une image qui m'avait rappelé le tableau vivant observé ébahi, une heure plus tôt, sortant du kiosque mes journaux sous le bras. Savait-elle pourquoi Diable quatorze oies s'en allaient en direction de Neuchâtel, soit à l'est ?!? Elle n'en avait pas la moindre idée.

A table, devant son café, elle m'a dit ne pas encore s'être remise de la mort de Giorgio, retrouvé étendu sur un sentier, près de chez lui. Il était sorti pour une des deux marches quotidiennes qu'il effectuait afin d'activer son cœur, après une opération délicate. Ne le voyant pas revenir, sa femme avait donné l'alerte.

Son mari reposait par terre, petite virgule sur une page planche; comme Robert Walser à Noël, en 1956, année où la Cri-Cri a emménagé au village. Il y a donc bientôt 62 ans qu'elle vit dans sa bicoque mal foutue. Ciel.

Giorgio, qui était pour moi Mr G., est un des habitants de Champagne avec qui j'ai le plus discuté, ces dernières années. On se croisait souvent, lors de nos vadrouilles respectives dans les environs; je prenais notamment des nouvelles d'un de ses fils, avec qui j'ai joué au foot. Monsieur G. n'était pas très heureux de la tournure que prenait la zone où nous vivons, qui déploie des ambitions en phase avec celles des entrepreneurs à succès de la Fabrique voisine.

J'avais la douceur de son visage et de sa voix en tête, quand j'ai fait la boucle par l'Arnon, glissant six œufs dans mon sac en passant devant le self-service du brave gaillard ayant assurément un prénom bonnard, mais que la Cri-Cri, soit mon annuaire du village, appelle tout le temps "l'employé de Steve."

Sur l'éclairage du terrain d'entraînement, quatre corneilles toisaient les environs. Les arbres des alentours pointillaient le paysage déguisé en monochrome.

On se plaint toujours de ne pas avoir le temps, mais nous sommes le temps; c'est ce que m'avait écrit Dominic, relayant les propos d'un de ses amis. J'avais lu sa missive quand le jour était encore distant de plusieurs tours de cadran.

J'y repensais en brassant les cartes de la semaine, les morts ultra-médiatisées de Johnny et Jean d'Ormesson se superposant à la cérémonie dans l'intimité souhaitée par la famille G.; un superbe documentaire sur Pedro Lenz questionnant le livre d'un professeur de sociologie s'étant essayé à la fiction; les premières pages de "L'homme de l'hiver", de Peter Geye, faisant écho à plusieurs autres de mes lectures de la rentrée; un article sur une découverte musicale fredonnait aux côtés de mots encore à venir sur Michel Bühler.

Je ne sais pas si nous sommes le temps, mais nous sommes en tout cas ses couleurs et son épaisseur, quand nous sommes seuls autant que quand nous sommes à plusieurs.

En prendre soin s'éloigne alors sans doute du grand spectacle creux et obscène que les écrans nous infligent en continu, show permanent qui est assurément une des nourritures de choix de ces "porcs" dont les réseaux affichent quelques museaux.

Le cocktail tant admiré du pouvoir et de la célébrité n'est-il pas la pire et la plus nocive des boues que l'on puisse imaginer?!?


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